vendredi 17 novembre 2023

Gaston : la Gaffe… de qui?

Le retour de Gaston Lagaffe s’est également déroulé dans l’hebdomadaire de Spirou. Il est annoncé notamment pour favoriser de nouveaux abonnements.
Cependant la prépublication des planches du futur album s’est interrompue après seulement une semaine, et pour longtemps.
La rédaction du journal doit-elle avertir ses lecteurs de ce fait? Faut-il rembourser les nouveaux abonnements? Quels sont les droits des lecteurs d’un hebdomadaire culturel?

 


Retour ou pas de Gaston? Et quand?

Trente ans après la sortie du quinzième et dernier album de Gaston Lagaffe imaginé par André Franquin (1924-1997), les éditions Dupuis annoncent, le 17 mars 2022, lors d’une conférence de presse au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, que le 19 octobre 2022 elles veulent publier 1.200.000 d’exemplaires d’un album de nouveaux gags de ce personnage imaginés par le canadien Marc Delafontaine, alias Marc Delaf.

Le timing semble excellent économiquement parlant car c’est justement une année sans la concurrence d’un nouvel Astérix, les albums de ce dernier paraissant un an sur deux et éclipsant presque tout sur leur passage (leur promo étant particulièrement bien orchestrée : par exemple, la date de la parution du 40ème épisode - le 26 octobre 2023 - est déjà annoncée dans Le Soir du 20 décembre 2022 dans un article de deux pleines pages de Daniel Couvreur consacré à une interview du nouveau scénariste Fab Caro, avec publication d’une planche).

Gaston Lagaffe vaut lui aussi son pesant d’or. Trente deux millions d’exemplaires ont été vendus en une vingtaine de langues.

Selon Laurence Le Saux, pour le Télérama du 17 mars 2022, la fille de Franquin « entend néanmoins continuer sa besogne de droit moral, pour aller jusqu’au bout de son refus de cette résurrection ». Isabelle Franquin a déjà obtenu en 2012 l’interdiction d’une série dérivée produite par Marsu Productions mettant en scène le petit-neveu de Lagaffe (à l’époque peu appréciée par la presse et boudée par le public).
Elle marque à nouveau sa fin de non recevoir en expliquant au Vif l’Express: « Je ne peux que refuser puisque l’auteur a manifesté sa volonté que son personnage ne lui survive pas. Je suis donc forcée d’avoir cette opinion-là. C’est l’auteur que je représente et que j’essaie de faire respecter ».

Dans son livre « Le duel Tintin-Spirou » (1997, Éditions Luc Pire), Hugues Dayez rapporte cette déclaration du père de Gaston Lagaffe : « S’il fallait en vieillissant préparer ses dernières volontés, je dirais vraiment: ne faites jamais dessiner Gaston par quelqu’un d’autre! ».

Stéphane Beaujan, directeur éditorial de Dupuis, ne partage pas ce point de vue : « Qui n’a dit sur scène autre chose que ce qu’il faisait dans la vie privée? ». Pour lui, seul compte le texte du contrat signé par l’auteur en 1992 avec Marsu Productions, société rachetée ensuite par Dupuis en 2013. Le public n’a pas pu découvrir dans la presse le texte intégral de ce contrat mais, selon différents articles parus, y sont cédés tous les droits de ses personnages, y compris les reprises et poursuites, à la condition d’un droit moral, soit celui de la fille de l’auteur, Isabelle Franquin.
Ce directeur éditorial conclut, pour sa part : « Nous avons fait toutes les démarches nécessaires (auprès de celle-ci), elle s’est opposée à ce projet à l’oral. Mais au niveau juridique, nous sommes dans notre droit, nous avons un contrat signé par un auteur en pleine possession de ses moyens ».
Également interrogé pour Le Soir du 18 mars 2022 par Daniel Couvreur, il précise son option: « À l’heure où la bande dessinée franco-belge est de plus en plus ensevelie sous la concurrence étrangère, le seul choix consiste à relancer les héros pour ne pas les voir mourir ».

Claude Katz, l’avocat de la fille du dessinateur nous confirme, par écrit, le 31 mai 2023 : « Isabelle Franquin n’a aucun intérêt financier à ce qu’un nouveau Gaston paraisse. Ni ne paraisse pas d’ailleurs. Son père a déjà vendu tous les droits patrimoniaux sur ce personnage à Marsu, 31 ans plus tôt ! ». Il s’agit donc d’une attitude éthique désintéressée. La suite de cette interview dans Le Soir du nouveau directeur éditorial de Dupuis peut d’ailleurs la renforcer dans ses choix. Mr Beaujan affirme que le dessinateur québécois s’inspirera du monde imaginaire belge mais pense qu’il y aura « de légères différences de sensibilité ».
Gaston Lagaffe était un précurseur, un héros proche des idées de Greenpeace, d’Amnesty International, de l’Unicef. Y aura-t-il une place pour un même engagement dans le nouveau Gaston? « Clairement oui, mais en douceur ». De quoi donner des idées noires à l’héritière?

 

Nouveaux abonnés trompés

La campagne pour le lancement du nouveau Gaston est parfaitement orchestrée.
Dans la foulée de l’annonce surprise au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, le numéro double 4380-4381 du 23 mars 2022 de l’hebdomadaire « Spirou » consacre par les mots suivants la moitié de sa page 98 à l’annonce de la future prépublication, semaine après semaine, dans l’hebdomadaire : « Le résultat est bluffant et vous sera présenté dès le prochain numéro du journal Spirou. Lustrez vos boules de bowling, ressortez vos inventions loufoques, chaussez vos plus belles espadrilles, car dorénavant chaque semaine, le maître mot sera la gaffe! Après deux ans de pandémie, cette cure de fou rire hebdomadaire va nous faire le plus grand bien ».

Est-ce un hasard? Ce double numéro inclut un encart de quatre pages destiné à une proposition d’abonnement « Offre spéciale -50% ». Les deux arguments (retour chaque semaine de Gaston et cette annonce de réduction) sont bien là pour tenter de susciter une moisson de nouveaux lecteurs.

La campagne promotionnelle atteint son apogée avec le numéro suivant de Spirou (le N°4382 du 6 avril 2022). Un gag avec Gaston en super star occupe toute la couverture et on lit :«Il revient! Une gaffe par semaine. Aïe Aïe Aïe ! ».
C’est dans ce numéro que débute en dernière page de couverture la prépublication avec une première planche numérotée «1» sur le bord droit de la dernière case.

Mais ce ne sera pas du tout « une gaffe par semaine » comme annoncé.
Le numéro du 13 avril 2022 (N° 4383) interrompt la publication des aventures de ce nouveau Gaston.
À la place, en dernière page, le lecteur aura droit à une planche de la série Dad. Sans un mot d’explication.

Le contrat moral entre l’hebdomadaire et son public est ainsi rompu, et tout particulièrement pour les nouveaux lecteurs séduits par la proposition d’abonnement du double numéro daté du 23 mars 2022.

La Ligue des Usagers Culturels dépose donc plainte le 19 avril 2022 avec une demande de remboursement de ce N° 4383 sans Gaston acheté en librairie, soit 2,70 euros.

Extrait :
« Nous connaissons bien entendu la raison de cette suspension de parution mais nous ne tenons pas à porter ici le débat sur ce sujet. Bien d’autres le font à notre place et nous n’avons pas à vous livrer notre point de vue.
Par contre, vous avez interrompu la prépublication et n’en pipez mot. Vous avez fait évoluer le contenu de votre numéro du 13 avril 2022. Vous avez remplacé la gaffe n°2 de Gaston par un autre rédactionnel d’une page. Il nous semble donc que vous aviez l’obligation d’utiliser une petite partie ou la totalité de cette page pour expliquer ce changement. Afin que vos lecteurs passionnés par le personnage de Franquin ne puissent pas être induits en erreur chez leur marchand de journaux préféré par rapport à votre promotion « Gaston » durant plusieurs semaines dans votre hebdomadaire (ainsi qu’une vaste campagne amorcée par votre conférence de presse au Festival d’Angoulême): qu’ils sachent avant d’acheter votre journal que votre offre n’est plus d’actualité.
Il nous apparait que cette annonce aurait au moins dû figurer en première ou en dernière page de votre magazine.
Vous savez certainement que notre Code civil indique clairement que le vendeur est tenu d'expliquer clairement ce à quoi il s’oblige et que tout pacte obscur ou ambigu s'interprète contre le vendeur.
Nous vous conseillons donc de réparer le plus rapidement possible auprès de votre public ce manque d’information qui risque de continuer à l’induire en erreur ».

Le Soir relaie cette plainte le 22 avril 2022 dans un article intitulé « La L.U.C. demande où est passé Gaston ».

La réponse de Spirou

Le 26 avril 2022, Morgan Di Salvia, le rédacteur en chef de Spirou répond :
« Suite aux actions en justice de Madame Franquin à l’encontre des éditions Dupuis, nous avons par souci de sérénité, préféré suspendre la publication des gags Gaston réalisés par Marc Delaf et ce, jusqu’à ce que la justice se soit définitivement prononcée. Comme vous le relevez, la raison de cette suspension a été largement partagée par de nombreux médias et donc diffusée auprès d’un très large public. À cet effet, toujours par souci de sérénité et compte tenu de ce contexte judiciaire, nous avons décidé de ne pas communiquer davantage à ce sujet dans notre journal ».

Pas obligé d’expliquer pourquoi!

Le 5 mai 2022, la L.U.C. réagit mais son argumentaire ne sera pas entendu et le remboursement de 2,70 euros ne sera pas accordé :
«  (…) Elle vous honore, votre recherche de sérénité qui vous conduit à ne pas communiquer actuellement dans vos pages sur le fond de l’actualité judiciaire qui concerne cette évolution rédactionnelle.
Par contre, il nous apparaît que vous auriez dû indiquer à vos lecteurs dans votre numéro du 13 avril 2022, sans nécessairement fournir davantage d’explications, que vous interrompiez la publication hebdomadaire de ces gags, à l’inverse de ce que vous aviez annoncé de façon fort visible dans les éditions des 23 mars 2022 et du 6 avril 2022.
Ce n’est pas parce que d’autres médias ont commenté l’actualité judiciaire liée à cette interruption que les personnes qui achètent votre journal n’ont pas le droit d’être informées le plus rapidement possible que vous avez fait évoluer notoirement votre politique éditoriale promise.
Et donc un avis en ce sens nous aurait semblé indispensable et matériellement possible dans le numéro du 13 avril 2022, par exemple dans l’espace (ou dans une partie de celui-ci) laissé vacant dû au fait que vous y avez retiré la « Gaffe N°2 » initialement prévue.
Il s’agit d’un débat de fond: du droit de tout lecteur à ne pas être induit en erreur sur le contenu d’un journal au moment où il achète celui-ci. Pouvez-vous nous confirmer que vos lecteurs avaient droit à cette information, et à ce moment-là? ».


 

Point de régulation pour la presse de divertissement

Cette confirmation ne viendra pas.
Face à ce déni affirmé sans aucun complexe par Spirou (donc les éditions Dupuis), la L.U.C. dépose plainte le 7 mai 2022 auprès du Conseil de Déontologie Journalistique, un organe belge d’autorégulation.
Muriel Hanot, sa secrétaire générale, répond le 13 juin 2022 : « Notre Conseil n’est pas compétent dès lors que le média est de divertissement et ne traite pas d’information. Ce média étant hors compétence, votre plainte est en conséquence irrecevable ».
N’existerait-il pas de règles à respecter par la presse dite de divertissement? Pareils médias ne seraient pas assez sérieux pour être pris en compte par ceux qui organisent et tentent de faire respecter la déontologie journalistique?

Poursuite de la non information des lecteurs

Au moment où Spirou arrête la prépublication, sujet de la plainte de la L.U.C., Dupuis et Dargaud-Lombard ont caché à Isabelle Franquin pendant cinq ans ce projet de nouvelle BD, selon le constat de l’arbitrage qui sera révélé ultérieurement (en mai 2023).
Or, la convention de 2016 leur imposait d’informer celle-ci, tous les 6 mois, de tous les projets en cours.
De plus, ils n’ont pas non plus communiqué à Isabelle Franquin de délai pour faire valoir ses observations en lui transmettant les essais de planches en décembre 2021 alors que cette convention l’impose également.
L’avocate qui la défend, maître Martine Berwette, précise : « Isabelle Franquin doit être systématiquement informée tous les six mois de l’ensemble des projets en cours. Elle doit recevoir toutes les versions achevées des planches définitives en couleur. L’arbitrage (dont les résultats sont annoncés en mai 2023) a acté que cela n’a pas été le cas pour l’album de Delaf. Elle n’a reçu que des feuillets pour la plupart inachevés dans des chemises en plastique et n’a, à ce jour, encore jamais vu l’album du Retour de Lagaffe terminé! ».
Le Soir du 31 mai 2023 publie d’ailleurs un de ces projets de planches avec, au bas, dans la marge, une annotation du dessinateur : « Je vois quelques façons d’améliorer ce gag. Je ferai peut-être certaines retouches au scénario ». Ailleurs, Delaf, dans cette version, indique aussi son intention de «recrayonner» certaines pages, voire de les redessiner.

La sentence de l’arbitrage qui oppose Dupuis et Isabelle Franquin estime, le 30 mai 2023, que son père n’a pas été univoque dans ses déclarations et que ce doit être donc l’écrit de 1992 qui doit prévaloir. Par ailleurs, l’héritière s’y voit confortée dans son droit moral. L’éditeur doit lui soumettre chacun des nouveaux gags de Gaston Lagaffe pour qu’elle puisse justifier « de manière objective » si le repreneur du personnage ne porte pas atteinte à la dimension éthique et artistique de l’univers créé par son père.

L’album scénarisé et dessiné par Delaf paraît le 22 novembre 2023.
La prépublication recommence dans le Spirou du 23 août 2023 (N° 4454).
La couverture de l’hebdomadaire est consacrée à une dessin humoristique où Prunelle, le supérieur hiérarchique de Gaston, voyant arriver le héros gaffeur, lâche un « Rogntudju! Il (re) revient». Pas un mot de plus. C’est la page 39 (sur 52) qui accueille le gag, celui portant le numéro 4.
Aucune excuse, maintenant que le conflit se termine, et pas une phrase d’explication concernant ce retour, même pas dans les pages qui contiennent du rédactionnel écrit dans ce numéro.

Quel mépris tout particulièrement pour les lecteurs qui se sont abonnés en avril 2022 pour voir notamment se concrétiser l’annonce, à l’époque, d’un gag de Gaston par semaine, et qui s’interrompit si vite, et déjà sans excuse, ni explication, par un « Pchittt ».